''Kurdistan'' turc

Nous voici de retour en Turquie et ce n'est par pour nous déplaire. On a aimé ce pays il y a un mois, et on va l'aimer encore c'est certain. De la frontière syrienne à Urfa, les champs sont plus verts, les gens toujours démonstratifs, et la route pourrie. Ca ne nous avait pas manqué par contre! Au lieu d'une belle asphalte on doit subir les trépidations d'un revêtement composé d'un amalgame de gros cailloux qui n'a pour effet que de nous ralentir et d'user nos pneus à la vitesse de l'éclair. Cela dit, ça accroche, on ne risque pas de glisser!

 

Urfa est une jolie ville, un doux métissage de cultures. Ici les Arabes côtoient les Kurdes et les Turcs. La viande grille dans les restaurants, et les étals des marchés sont remplis de beaux légumes, printemps oblige. Mais ce métissage a aussi ses mauvais côtés : les Turcs n'aiment pas les Arabes, et pas vraiment les Kurdes, les Kurdes n'aiment pas les Turcs, et les Arabes se retrouvent peut-être obligés de ne pas aimer ceux qui ne les aiment pas...

 

A l'hôtel, on réfléchit à la route des prochains jours. On aimerait aller faire un tour en Iraq, au Kurdistan, mais on doit aller à Trabzon au bord de la mer noire, et les deux ne sont pas compatibles. Pourquoi Trabzon, alors qu'on pourrait rester au chaud au sud du pays? Il paraît qu'il y a, à Trabzon, un consulat iranien qui délivre des visas en deux heures, contre 20 jours à Damas! Pour y arriver il va falloir traverser les montagnes kurdes, malgré le fait que tout le monde nous dise que c'est dangereux.

 

C'est un peu délicat de parler de « Kurdistan » dans ce pays où les Kurdes n'ont aucune reconnaissance, aucun statut particulier et pas officiellement de territoire dédié. Dans la bouche de certaines personnes (et d'après les images d'une série télé on ne peut plus cliché, raciste et scandaleuse à nos yeux), les Kurdes ressemblent à des terroristes sanguinaires en tenue de camouflage qui cachent des armes dans la laine de leurs moutons! Des armes on en voit c'est sûr, mais seulement celles des centaines de militaires postés dans la région.

 

A notre premier passage en Turquie, les gens nous disaient être fiers d'être turcs et nous demandaient si on aimait leur pays. Ici les Kurdes (en majorité de l'ethnie zaza), nous disent clairement que le gouvernement turc est pourri, qu'ils sont considérés comme des terroristes sans raison, et que tous les projets de barrages de la région contribuent à faire taire ce peuple.

 

Pour nous c'est difficile de se faire une idée, mais les témoignages qu'on a sont parfois émouvants.

A Tunceli, à mi-chemin entre Urfa et Trabzon, on rencontre Gulay originaire la région, et qui vit à Bruxelles. Son cousin nous raconte un peu l'histoire de la ville, et Gulay nous traduit.

Durant la première guerre mondiale, l'Empire ottoman massacrait les Arméniens (et même s'il ne faut pas trop en parler ici, on appelle ça le « génocide arménien »). Les Arméniens étaient déportés dans la région pour être exécutés, et certains Kurdes les cachaient pour les protéger. A la fin des années 30, des mouvements rebelles kurdes se sont développés à Dêrsim. Pour les faire taire et afin de ''civiliser'' Dêrsim , le gouvernement d'Atatürk a décidé de rebaptiser la ville « Tunceli », a fait tuer des dizaines de milliers personnes et fait déporter des milliers d'autres. D'après les dires de Mustafa Kemal Atatürk, « Dersim est une tumeur pour le gouvernement de la République. Quel que soit le prix, cette tumeur doit être enlevée grâce à une opération définitive » Le « massacre de Dêrsim » a ainsi fait d'une pierre deux coups: éliminer les survivants arméniens cachés dans la région, et éliminer des milliers de Kurdes. Simultanément, des lois ont été imposées interdisant aux Kurdes l'expression libre de leur culture et de leurs croyances, de nombreuses personnes ont disparu, des dizaines de villages ont été brûlés...

Aujourd'hui, les habitants de la région continuent d'appeler la ville Dêrsim, et l'Etat continue de s'imposer. A majorité musulmans Alevi, les gens vivent ici un Islam plus modéré. Les femmes ne sont pas voilées, et les Alevi ne fréquentent pas les mosquées, mais les Cem Evi. Pourtant, des mosquées se construisent dans la ville, à côté des bases militaires, comme une façon pour l'Etat d'imposer encore ses symboles et ses idées.

Les Kurdes vivent une discrimination permanente, aujourd'hui principalement liée aux actions d'une minorité, le PKK, qui est dans tous les esprits, mais dont on ne parle qu'à voix basse. Dans la région, il n'y a pas de travail, pas d'usines, pas d'argent, mais il y a la tristesse et de la colère d'être considérés comme des turcs de seconde catégorie. Il y a aussi les camps militaires postés au sommet des montagnes, comme des miradors d'une immense prison.

 

Les cols et les côtes dans ces montagnes ont eu raison de moi, Julien, et de mon genou droit. En partant de Tunceli, j'ai du mal à faire avancer Musclor à cause d'une douleur qui ressemble à une tendinite. On finit la journée en camion-stop jusqu'à Erzincan. Le lendemain j'ai toujours mal, mais je veux grimper le col qui nous attend. Alors comme un âne, je force jusqu'au moment où la douleur est trop forte et que je doive abandonner, Stef avec moi. A coups de camions et de bus on arrive à Trabzon, déçus d'avoir du avancer aussi vite et de rater ces belles montagnes.

 

Nous voilà coincés à Trabzon, hébergés par Ötkür de couchsurfing et ses colocataires. La bonne nouvelle, c'est qu'on s'entend super bien avec eux, et qu'ils disent qu'on peut rester autant qu'on veut. Trois missions à mener à bien : obtenir le visa iranien, recevoir un colis venu de Belgique, et faire guérir cette %#@!§ de tendinite...

 

Une des questions qui nous est posée le plus souvent c'est « Que penses-tu de l'entrée de la Turquie en Europe? »

Après avoir passé près de deux mois en Turquie, on a l'impression que l'économie du pays est bien meilleure que celle d'un pays comme la Bulgarie par exemple. Ce qui effraie la plupart des Français, et sans doute des Européens, c'est que la Turquie est un pays musulman. Mais attention, la Turquie n'est pas une république islamique! Ici la religion n'interfère pas dans la politique, contrairement à des pays comme la Syrie ou l'Iran. Chacun est libre de vivre sa religion comme il l'entend; beaucoup de femmes, par exemple, ne portent pas le voile, et cela ne semble gêner personne, au contraire. La seule entrave à l'entrée de la Turquie en Europe serait, selon nous, le problème du respect des droits de l'Homme dans certaines régions. Peut-être aussi que les Français craignent que le Mont-Blanc ne se fasse voler la vedette par le mont Ararat, du haut de ses 5165 mètres...

En tout cas, ici, le sujet délie les langues, et croyez-nous, les Turcs vous attendent les bras ouverts pour débattre sur le sujet!

La Turquie, suite... et fin!

Nous sommes finalement restés 3 semaines à Trabzon. 3 semaines, 3 médecins, quelques doutes, quelques angoisses face à la suite du voyage. On a notre visa iranien en deux temps trois mouvements, mais dès que la frontière sera franchie, ce sera un peu le compte à rebours jusque l'Inde. Jusqu'à maintenant nous n'avons pas été limités en temps par des visas, dorénavant ce sera différent, alors bien sûr on se pose des questions...

 

Mais une fois de plus, nous sommes super bien entourés. Otkür et ses colocs nous font rire et nous trimballent à droite à gauche: un week-end à Batumi en Géorgie (et un aller-retour en autostop plutôt aventureux), quatre jours dans les montagnes de Kaçkar pour une initiation escalade et quelques treks nature, des "pide" par çi, des "dürüms" par là, des "are you hungry?" en veux-tu en voilà, le musée Aya Sofya, et quelques tours au légendaire "Forum"... et puis on passe pas mal de temps à perfectionner nos talents de joueurs de "Okey" au "çay salonu" du centre, on se fait potes avec les clients et le patron, et il nous emmène un jour visiter le mystique Monastère de Sumela.

 

Grâce à tous ces gens, ce qui est aurait pu être juste un mauvais moment à passer s'est transformé en un séjour plein de souvenirs. Nous avons finalement reçu le colis qu'on attendait impatiemment, il se trouve qu'il était rempli de quelques surprises belges, nos papilles et celles de nos colocs en sont encore toutes émoustillées (merci Philippe!). Le genou de Ju va mieux, alors on se remet en selle, direction Erzurum et on croise les doigts pour que tout aille bien dans les quelques côtes qui nous attendent...

 

Le long de la Mer Noire, la voie rapide longe les montagnes où les noisetiers remplissent tous les espaces libres. Le vert clair des noisetiers laisse place au vert intense des plantations de thé, à mesure qu'on s'approche de Rize. Là encore, les plantations se sont immiscées dans les moindres recoins, du bord de la route au sommet des montagnes. Le thé a besoin d'humidité, et dans la région de Rize il est servi! Les nuages viennent buter sur les impressionnants monts de Kaçkar qui culminent à plus de 3500 mètres. C'est cette chaîne de montagnes qu'on va devoir franchir dans un premier temps pour se diriger vers Erzurum.

 

Avec trois semaines d'arrêt et un genou pas encore rétabli il faut être motivé pour grimper les 2640 mètres de dénivelé jusqu'au col d'Ovit. Je compresse mon genou douloureux dans une genouillère, et je modifie ma position de selle pour que les coups de pédales me fassent moins souffrir.

L'ascension vers le col commence doucement jusqu'au village d'Ikizdere. Un peu plus loin, la pente devient plus raide. Au bord de la route une camionnette immatriculée en France est stationnée au bord de la rivière. A l'intérieur, il y a Sylvie et Dominique qui voyagent à travers l'Europe, de la France à la Turquie dans leur camionnette aménagée. On boit un chocolat, on partage nos aventures turques, et on échange des bouquins qui commençaient à nous manquer. Une petite parenthèse très bavarde... ça faisait un bail qu'on avait pas croisé d'autres voyageurs. 

On campe dans le coin, on terminera l'ascension demain.

 

C'est aujourd'hui qu'on doit atteindre le col. On se lève un peu plus tôt que d'habitude. En passant la tête par l'ouverture de la tente, je constate avec joie que la brume de la veille s'est dissipée pour faire place au soleil. La route est encore plus raide et le revêtement mauvais. On se hisse doucement à force de sueur et de quelques jurons. On passe le dernier village ; le col n'est plus qu'à 15 kilomètres... On ne pensait pas que c'était possible, mais la grimpe devient encore plus difficile. La route ressemble de plus en plus à de la piste, et l'inclinaison nous donne l'impression d'être face à un mur. A cela s'ajoute la fatigue, et la faim. Sous ce soleil de plomb, les gouttes de sueur perlent sur mon front et pendent dans mes sourcils avant de venir s'écraser sur Musclor. Le goudron forme des bulles sous la chaleur, et colle à nos pneus. Stef est 500 mètres derrière et peine à me rejoindre. Il lui manquerait bien une ou deux vitesses pour que l'ascension soit moins douloureuse. La neige borde la route et devient de plus en plus épaisse. Il est 14h lorsque nous roulons enfin entre les murs de neige hauts de trois mètres. Quelques photos, un peu de fierté lorsqu'on regarde derrière nous, et on descend vers Ispir la mine rougeâtre et le ventre vide.

 

Des cols, il y en a eu d'autres jusqu'à Erzurum. On ne s'attendait pas à devoir grimper de nouveau 1400 mètres jusqu'au col de Gölyurt (2380 mètres). C'est plus difficile de grimper lorsqu'on est surpris et dans l'attente constante de voir le panneau annonçant notre libération. Après, ce deuxième col épuisant, on redescend dans une vallée verte ou paissent nombre de vaches. Le paysage est magnifique, l'effort en valait la peine.

 

On est invités à dormir chez Ali dans le village de Zeyrek. Kusturica peut aller se rhabiller, ici on patauge dans un mélange de boue et de bouses, et les poules et les canards cavalent au milieu des "rues" embourbées. Il fait frais dans ce village d'altitude, et les cheminées fumantes forment un brouillard à la nuit tombante. 

 

Encore quelques côtes, et quelques rencontres et nous voici sur le plateau d'Erzurum, 1900 mètres d'altitude. Au mois de mai, les orages débarquent sur la ville les uns après les autres, déversant des trombes d'eau sur les toits sans gouttières. Des torrents coulent sur nos têtes et dans les rues. Les gens courent entre les gouttes en s'abritant sous un journal ou un sac plastique. La région d'Erzurum est plus conservatrice et nous donne sans doute un avant-goût de l'Iran. Les femmes sont plus couvertes et les restaurants ont des 'salles familiales' où les dames peuvent manger.

 

A Erzurum, une journée des plus étranges nous attend. Ötkur, notre ami de Trabzon, nous a donné un contact ici. On appelle Eren qui nous donne rendez-vous devant un supermarché. On attend 45 minutes au mauvais endroit, et notre hôte débarque finalement pour nous prendre. Il nous emmène chez lui, dit-il. En route deux passagers supplémentaires montent dans la camionnette. Ils sont journalistes. Ca se complique quand une tripotée de gamins montent dans la bagnole. Ils s'entassent à l'arrière avec nos vélos et nos bagages. On arrive devant le local du club de hockey dont Eren est entraîneur. C'est là qu'on réalise que les journalistes sont là pour faire des photos de nous qui remettons du matériel de sport aux gamins du club. Plus j'écris, moins je comprends ce qu'il s'est passé... Sans le savoir, on passe pour les bons samaritains qui amènent des cadeaux. La suite de la journée n'est pas beaucoup plus simple. Le soir, Eren tient à nous emmener à la patinoire, mais nous on aimerait bien faire sécher nos chaussettes mouillées et prendre une douche pour effacer les cols grimpés ces 5 derniers jours... On doit dormir dans le tout petit local du club. Eren nous 'rassure' en nous disant qu'on peut se coucher pendant qu'il tchatte avec une damoiselle sur internet. Il jouera jusqu'à 5 heures du matin en fumant clope sur scope (pour mon plus grand bonheur) avant de s'endormir la tête sur son bureau. Nous, on ne ferme pas les yeux de la nuit. Le lendemain matin, sous prétexte qu'il fait beau, on s'enfuit pour trouver un hôtel et se reposer vraiment. L'hospitalité turque a du bon, mais ça nous joue parfois des tours.

 

Ca faisait longtemps qu'on n'avait plus roulé dans la 'bonne direction', vers l'EST. L'orage qui nous trempe jusqu'aux os sur la route d'Ağrı n'est pas près de se calmer. Un bonhomme ventru et moustachu arrête sa camionnette et nous propose de faire un saut de 200 kilomètres. Dans la voiture, on discute et on observe au loin la foudre qui frappe violemment les montagnes.

 

Ağrı est une ville exclusivement kurde. A mesure qu'on roule vers Doğubeyazit et l'Iran, je ne me sens pas vraiment à l'aise face aux 'money, money!' lancés par les gamins en même temps que les pierres depuis le bord de la route. Même si ce ne sont que deux ou trois cailloux, je me demande pourquoi. Pourquoi s'amusent-ils à jeter des pierres sur les touristes? Par jeu? Par colère? Par simple stupidité?

Un môme arrête Stef pour lui demander de l'eau:

« - Tu as de l'argent?

- Un peu...

- Il est caché où?

- … »

A cela s'ajoute les chiens, les fameux Kangals dont parlent tous les cyclos qui sillonnent la Turquie. En traversant les villages qui bordent la route, les molosses se mettent à nos trousses, toutes babines retroussés et crocs dehors. Les machoires claquent à 10 centimètres de mes mollets et les cailloux que je leur lance n'y changent rien. Comme disent nos compères de Roulmaloute : "c'est décidé, en Chine, on bouffe du clébard!"

 

L'Iran est à 35 kilomètres de Doğubeyazit. Encore quelques thés, la visite du palais d'Ishkar Pasa, et nous entrerons dans ce pays tellement attendu avec des questions plein la tête.